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Aventure écriture

dimanche 16 juillet 2023

 

15 février & 15 mai 2023

L’aventure n’est pas dans l’histoire, c’est le texte l’aventure : l’aventure de l’écriture.

Il peut paraître un peu "20é siècle" d’écrire ça, un peu suranné de se référer à ce vieux livre de Marthe Robert [1], d’être encore, en 2023, fasciné par le Nouveau roman ou ce qui s’y assimile, mais aussi par le travail flaubertien ou durassien du style, et de mettre, au cœur de mon travail d’écriture, la langue, la forme, pour proclamer qu’il n’y a que ça qui compte : l’écrire.

Si une langue emporte dès le début, et tient par un souffle qu’on ne peut pas arrêter d’écouter, si l’écriture se surpasse, alors qu’importe l’histoire ? En revanche, si l’écriture est mauvaise, on ne lira pas une histoire, même bonne. En tout cas, je ne peux pas dépasser la page 2 de certains textes, qui m’indigestent de didascalies, dans une langue où tout est dit, expliqué, on ne risque pas de perdre le lecteur, tout est bien pavé, avec soin, de bonnes intentions, expliqua-t-il. Et c’est, je le comprends, un créneau, un marché, un livre où le tout-histoire l’emporte et se doit d’être "sans écriture", "sans littérature" car le littéraire, semble-t-il, nuirait à une bonne histoire et il faut donc un style "neutre", "fluide". D’Arlequin à Rocambole/Doors, de la majorité de la production Galligraseuil au rayon YA, c’est une tradition de penser qu’il vaut mieux un item-livre entre les mains des gens plutôt que rien, avec une non-écriture proclamée, mais qui est évidemment une écriture, qui répond à des contraintes techniques telles, par exemple, que je ne pourrais pas y répondre (j’ai essayé, impossible). Il y a cette injonction, cette volonté : écrire de bonnes histoires pour le plus grand nombre. C’est viser la vente, c’est tout ? Le bien être de tous, c’est une philanthropie ? Il y a déjà suffisamment de livres, pourquoi viser encore le plus le plus le plus ? C’est une question que toute personne qui écrit se pose. Pourquoi "mon" livre en plus des autres ? C’est écrasant. Viser le plus grand nombre, écrire pour la foule, viser le top vente, ça ne se planifie pas, on ne peut pas vouloir écrire et publier un best-seller, ça ne se prédit pas, ce serait trop facile, c’est d’ailleurs Stephen King qui le dit dans Écriture, mémoire d’un métier. Dans cette idée, je dis que chaque Goncourt est un accident. Bon, ou mauvais, au choix.

Je ne dis pas que je ne suis pas en faveur d’une bonne histoire [2]. Pour le dire vite, une bonne histoire a besoin d’une bonne écriture, là où une bonne écriture n’a pas forcément besoin d’une bonne histoire et peut tenir par sa langue même, il y a cette possibilité de poésie. Pas d’une écriture lisible, facile, qui dégage l’histoire de toute langue, non, au contraire, car on pourrait écrire mille fois l’Odyssée, ou les Fables d’Ésope, mais si l’on s’en tient à la structure, on écrira mille fois le même synopsis, le même plan détaillé. Si l’on ajoute les mille langues uniques de mille auteurices, ou mille traductions, on aura mille textes différents ; exception faite des écritures convenues qui se rejoignent en des lieux communs. Et c’est bien ce que le travail d’écriture cherche à éviter : ressembler à ce qui existe déjà, il faut bien tuer le lieu commun. Redire ce qui a déjà été dit est inévitable, or, la langue évolue, change, il est possible d’écrire Homère ou Ovide plusieurs fois, de manières très différentes, c’est ce qui fait que la vie est vivante, ce changement permanent de langue, parce que chaque auteur, autrice a sa voix unique.

Quand j’entends dire qu’une histoire n’est pas qu’une structure, comme ici, Julien Simon, et que c’est "une des manières les plus complexes et les plus empathiques qu’on ait trouvées pour communiquer", qu’il manquera, de la part d’une machine, ce qui "fait la chair autour, et les sentiments". Mais ça veut dire quoi "l’humain" ? Ce qui disparaîtrait avec ces outils, mais qui n’est pourtant pas présente dans tous les livres, loin de là, ce qui fait chair, ce qui fait sentiment, ce qui fait humanité, cette chose dont on ne doit pas prononcer le nom dans ce marché du divertissement, qu’est-ce que c’est ? Je pense que c’est la langue. C’est l’écriture.

Cette histoire d’histoire, pourquoi pas, mais sans parler de langue, il y a quelque chose de vain à espérer en écrire un bonne. Je trouve que ça saute aux yeux aussi à la télévision, c’est ce qui manque à 90 % de la production de séries télévisées, une écriture filmique digne de ce nom, quelque chose qui réussisse à faire autre chose que des péripéties et des cliffhangers, des dialogues truffés aux tics, aux lieux communs, comme les cadrages aux incessants champs-contrechamps. Pour les textes même chose, je n’en peux plus qu’on "esquisse l’ombre d’un sourire", ce n’est qu’un exemple, on peut trouver ça dans n’importe quelle histoire qui serait autrement intéressante, originale. C’est ne pas servir l’histoire, on a beau travailler la structure, c’est pour moi illisible. On ne peut pas non plus "enfiler ses bottes en hâte", ni avoir "le visage déformé par la panique". Le pire étant que si l’on met un de ces débuts dans ChatGPT, on a une suite pas si différente (l’outil a tendance cependant à clore la situation par un rapide happy ending, curieusement).

Avec le cinéma de production ou la littérature de genre, je n’ai aucun souci, je veux juste lire un auteur, une autrice, mais pas seulement pour son histoire unique : cette histoire mérite un travail d’écriture, c’est ce qui nous rendra l’histoire inoubliable, répéta-t-il. Ce qui me fait tiquer, je trouve ça ironique presque, c’est de s’inquiéter de la disparition des auteurices quand on produit des textes, des histoires, où la singularité de la langue a été mise en absence, volontairement.

Je m’agace sans doute trop (qu’est-ce que j’en ai à faire ? (je le dis juste après)) de ce dogme d’une langue neutre, qui ne laisserait que l’histoire et sa structure, le livre comme spectacle, la lecture sans travail côté lecteur, le texte sans langue, sans vie. En restant dans le léger de ce prétendu non-littéraire qui est en réalité une écriture spécifique, une langue qui a un "truc", une langue absente qui me fait d’ailleurs penser à cette langue neutre renvoyée par ChatGPT, informationnelle, sans style. Non, je ne m’inquiète pas de GPT-x, pas plus que quand Gallimard ou XO-Editions sortent des ramettes de romans. C’est comme si on me disait que le prochain livre de Marc Levy allait me faire de l’ombre, ça ne me fait ni chaud ni froid. D’ailleurs, qu’un texte soit généré par une IA ou par le marché, l’inquiétude c’est que quelqu’un "y croit", à ce marché. L’écriture est en dehors de tout marché. S’inquiéter du marché nouveau que représenterait les romans-générés, c’est une peur de marchand, pas d’écrivain.

Mais de quoi je me mêle, au fait ? Marc Aurèle, dans ses Pensées pour moi-même :

N’use point la part de vie qui te reste à te faire des idées sur ce que font les autres, à moins que tu ne vises à quelque intérêt pour la communauté. Car tu te prives ainsi d’une autre tâche, celle, veux-je dire, que tu négliges en cherchant à te faire une idée de ce que fait tel ou tel, du but qu’il se propose, de ce qu’il dit, de ce qu’il pense, de ce qu’il combine et de toutes les autres préoccupations de ce genre qui t’étourdissent et t’écartent de l’attention que tu dois à ton principe directeur. [...] Parle peu, et ne t’ingère point dans de multiples affaires.

Il a raison.

Ce que je voulais dire un peu plus loin, c’est mon rapport difficile, en ce moment, à l’histoire, à l’Histoire, à Robert Keller, à qu’est-ce que j’écris, moi, en ce moment, de quel droit et avec quels outils, et pourquoi et comment la narration. Pour L’Homme heureux j’avais déjà pris ce parti de narration, de fiction assumée, à intrigue, avec donc une langue qui ne fonctionne que pour ce texte, comme je le voulais. Pour RRK c’est encore différent, j’en parle régulièrement (ou non) ici, l’équilibre est plus difficile à trouver, j’ai trop d’informations à donner, les phrases penchent parfois vers une facilité qui me dérange.

J’espère que Julien prendra bien mes remarques négatives, qui vont au moins en partie dans son sens (l’histoire pour l’histoire, point final) et puis qu’est-ce qui fait plus vendre que les remarques négatives ? Rien, figurez-vous, ça fait vendre plus que du positif [3]. D’ailleurs j’attends encore des lectures négatives de Village, ou HH, vraiment.

Pour conclure, extrait d’une Lettre de la magdelaine de Ronald Klapka à propos de Madame Guyon (Jeanne-Marie Bouvier de la Motte), où il cite Valère Novarina :

Écrivant, elle invente : c’est une exploratrice de l’esprit, une aventurière du dedans qui s’en va par les voies intérieures, avance dans l’exploration parlée ; elle est de ces écrivains qui quittent l’homme, brûlent les images humaines répertoriées : non seulement les idées reçues mais aussi les sentiments reçus. Elle sait qu’être homme, ça se voyage, ça se franchit, ça se traverse, c’est étrange et ça nous surprend : que ça se réinvente en écrivant, en avançant, en allant par le langage hors du langage, dans le non-parlé, dans le pas-encore dit — source sur La lettre.

Ci-dessus, photographie ayant servi à générer l’image d’en-tête de l’article, via DeepDream.


[1Ma mémoire me fait peut-être défaut. Est-ce Duras qui a employé cette expression ?

[2Cette expression revient déjà, mais qu’est-ce que ça veut dire, "une bonne histoire" ?

[3j’avais un lien pour cette remarque, jadis, je l’ai perdu, croyez-moi sur parole : "tel produit est plutôt bon, sauf la batterie qui ne dure que 5h". Voilà une information objective, négative donc plus susceptible d’être fiable, mieux que "super batterie", et puis 5 h va me suffire, allez, j’achète ça.

Messages

  • L’histoire, la voix et la manière. — "Tu sais ce que Bilas Khan, qui était le prince des conteurs, a dit à celui qui se moquait de lui (…) : ‘Prends la suite, mon frère, et achève ce que j’ai commencé.’ Et celui qui s’était moqué entreprit de continuer l’histoire, mais comme il n’avait ni la voix ni la manière qu’il fallait il ne tarda pas à s’arrêter, et les pèlerins qui étaient là à souper l’accablèrent d’injures et de coups de bâton pendant la moitié de la nuit." (Kipling, Préface à : Les Handicaps de la vie (Life’s Handicap, 1891), trad. Daniel Nury, Gallimard, Pléiade, 1988.)

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