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Le Grand livre

mardi 22 août 2023

 

13 août 2023

Le Grand livre, titre original The Doomsday Book, de Connie Willis (1993), traduction Jean-Pierre Pugi (1994)

Le roman croise deux intrigues qui se déroulent l’une en 2054, l’autre au 14e siècle. Une historienne du 21e siècle est envoyée dans le passé, pour étudier la période médiévale. Évidemment, tout ne se passe pas comme prévu, mais si l’on pense que le voyage dans le temps va mal se passer, car l’autrice laisse des indices et des fausses pistes au sujet des risques de "décalage" par rapport à la date visée, la surprise vient du virus qui frappe directement les protagonistes de Noël 2054. On a d’abord quelques allusions à une "Pandémie", qui a eu lieu "il y a déjà quarante ans, que le temps passe", donc en 2014. Ce qui est déjà frappant. Il y a aussi les querelles de chapelles entre les différents départements qui voyagent dans le passé, les luttes politiques, les médiévistes qui se sentent défavorisés par rapport aux départements des 19e ou 20e.

J’ai visité l’Égypte avec ma sœur. Pendant la Pandémie. Le pays était en quarantaine et les Israéliens tiraient à vue sur les Américains.

Un peu plus loin, on apprend que :

La Pandémie a fait soixante-cinq millions de victimes.

Et les difficultés à faire appliquer des protocoles sanitaires :


— [...] Aux Etats-Unis, la liberté de circulation est un droit inaliénable ! Et à cause de tels principes, la Pandémie avait été fatale à plus de trente millions d’Américains, se souvint Dunworthy.

Les chiffres officiels, pour la pandémie Covid de 2020 à 2024 [1] , sont 6,889 millions de morts dans le monde, dont 1,118 millions aux États-Unis.

Beaucoup de romans de S.F. doivent tomber proche de ce qui s’est passé, simplement parce que leurs auteurices suivent ce qui se passe en science, écoutent les scientifiques, observent les départs d’épidémie maîtrisés et se demandent, "et si..." Les réactions adaptées à empêcher la prolifération du virus ont été difficiles à mettre en place, surtout de manière coordonnée entre les pays. C’est le plus dramatique, surtout pour l’Union Européenne, qui démontrait une fois de plus son incompétence à agir en faveur des populations et son fonctionnement n’étant jamais mieux unifié que pour le bien du Marché.

La prescience de l’autrice ne s’arrête pas là, puisqu’elle imagine déjà l’Angleterre vouloir sortir de "la C.E". Elle fait aussi le parallèle entre les deux époques, au sujet des luttes de pouvoir, des élans amoureux, des peurs irrationnelles, des superstitions,... Et aussi du racisme avec la peur de l’immigrant porteur du virus. Cependant, le livre n’échappe pas au cliché sur les "fortes constitutions". Par exemple, une des chanteuses d’un groupe de carillonneuses, soupçonnées d’avoir contracté le virus aux États-Unis, est présentée comme "capable de décrocher Big Ben", expliquant qu’il "devait y avoir bien longtemps qu’elle n’avait pas attrapé un virus." Le parallèle manquant le plus frappant et celui de la situation du patriarcat, mis en scène seulement au Moyen-âge ; dans un élan d’espoir peut-être ?

Voter pour la Sécession, c’est voter pour la Santé. Comité pour une Grande-Bretagne indépendante.

L’intérêt du roman ne se situe pas seulement, pour nous, dans ces visions qui font passer le futur de 2054, qui pouvait être lu comme de l’avenir en 1993, pour du passé, nous qui le lisons post-Covid, mais dans la façon dont sont tressés, un chapitre sur deux, les problèmes du Moyen-Âge et ceux du 21e siècle, qui se ressemblent fort. Les moments clés du scénario sont aussi très bien trouvés, mais malheureusement trop dilués dans un suspens artificiel, des longueurs pénibles, qui nous font voir venir de loin (ou de longtemps) certains événements.

Enfin, le rapport à la mort est traité de façon pertinente. Très présente en ce siècle, sa banalité est bien transcrite, dans le regard de la narratrice qui y assiste. À un moment donné,...

spoiler 👇

... je me suis dit que
la tombe découverte progressivement en 2054 serait celle de Kirvin. Mais comme c’est déjà elle qui y est cherchée, pour les enregistreurs fixés sur ses os de poignets, c’était une fausse piste. Si cela n’avait pas été précisé, si simplement Lupe Montoya dirigeait une équipe de fouille au moment de la dispersion du virus, si l’enregistreur dans les poignets n’avait été mentionné que pour le fait qu’il facilite la prise de notes dans la position de prière, passe-partout, alors j’aurais été surpris par une fin où Kirvin meurt au 14e siècle, et pour augmenter la surprise, qu’elle soit tout de même secourue mais qu’elle fasse le choix de rester. Expliquant par là le plus faible nombre de morts de la peste dans les statistiques mentionnées au début, simplement sous la forme d’espoir que l’envoyer là serait moins pire, créant un paradoxe : elle va à Skendgate pour être épargnée en cas d’erreur temporelle, ou si elle reste prisonnière 30 ans, mais en fait c’est parce qu’elle y est allé que les Stats trouvent ce chiffre. Donc, ce serait ma fin, où j’ajouterais que Colin (qu’elle n’a pas vu au début du roman), envoyé dans le passé pour l’aider se retrouve non en 1348 mais en 1315 par exemple, et ne retrouve jamais la porte temporelle. Il reste donc à l’attendre 33 ans, en apprenant (mal) le métier de curé, et ce serait lui, depuis le début, Père Roche, toujours empêché de lui révéler son identité car elle ne le rencontre jamais seule (Gawyn, puis la famille d’Agnès, Agnès elle-même etc.) jusqu’à un certain moment du livre. Bref, je m’amuse en lisant en inventant. Et puis si j’y ai pensé, c’était sans doute trop attendu comme paradoxe, et l’autrice a pris les devants, précisément, et mes prédictions se sont avérées erronées.

... il est question d’une pierre tombale, qui est utilisée comme méta-donnée d’une époque. C’est parfois tout ce qui reste, ça et les registres paroissiaux. Des noms, des dates. Comme un grand livre où toute l’humanité se retrouve.

Les métadonnées des morts ne sont pas immédiatement disponibles. C’est ce qu’on appelle la période du deuil numérique. Elles existent, par exemple l’heure du décès est à la minute près, les causes exactes sont écrites sur un carnet, au crayon de papier, elles restent un moment silencieuses, comme en deuil elles-mêmes. Puis, petit à petit, elles deviennent accessibles, transmises, référencées. Le dossier médical est mis à jour. Un courrier électronique de faire-part est bientôt envoyé, ou un appel téléphonique, un message, parfois le jour même, parfois le lendemain. Tout doucement, les métadonnées émergent, se propagent jusque sur le site L’Internaute, dans les dossiers de l’État Civil. Après quelques semaines, quand tous les serveurs informatiques concernés ont été mis à jour des lieux et heures de décès, les morts peuvent accéder au royaume numérique dans lequel une recherche permettra de les retrouver, pour l’éternité.

(Elle n’avait pas eu de chance, était la victime temporelle, par génération interposée, d’une guerre, par le père, la famille, les secrets et l’alcool, d’une disparition aussi ; un voile sur les photographies, puis un manque. Sans doute aurait voulu rester enfant toute sa vie, mais une violence supérieure l’emprisonnait ailleurs. Les familles parfois s’éloignent, les familles parfois éloignent. Je l’ai connu moins de la moitié de sa vie, nous étions des gosses, cousins proches par le sang, éloignés par les songes. Je n’ai pas répondu à sa dernière lettre. Il y aura toujours l’inachevé, la longue absence. La mort est venue la tuer en quelques semaines à peine, on dit qu’elle ne l’a pas fait souffrir, que c’était dans le silence. — V. est morte, à 46 ans, il était "3 h 34".)


[1Avec, ce 13.8.23, 1106 cas confirmés nouveaux, et un R-effectif de 0.7 et un nouveau variant sur les bras, tandis qu’en France on ne surveille plus rien...

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